Je suis le tigre sur tes épaules

Trois jeunes reviennent d'une soirée. L'un d'eux, Christopher, décide d'y retourner. Les deux autres, le narrateur et Karen, se retrouvent seuls.

 

C'est à peu près à ce moment-là que le moteur s'est mis à avoir des ratés. La voiture de ma mère est une voiture absolument formidable, une grosse Citroën CX bleu foncé, mais elle l'a déjà depuis un bout de temps. Elle a déjà fait plus de deux cent mille kilomètres avec cette voiture et j'ai tout de suite compris qu'il fallait qu'on quitte l'autoroute au plus vite. La s sortie suivante, c'était la sortie pour l'aéroport.

J'ai garé la voiture sur le parking, et Karen a appelé ses parents et moi les miens. On leur a dit qu'on rentrait en métro et qu'on serait là entre une heure et deux heures du matin. Karen n'habite qu'à quelques pâtés de maisons de chez nous.

Dans le métro, on a parlé de musique, et puis d'hindouisme et de bouddhisme. Je ne sais plus comment on en est venus à parler de ça. Sans doute parce que Karen s'intéresse beaucoup au bouddhisme. « Les bouddhistes n'essaient pas de convertir les autres, a-t-elle dit. On n'est pas forcés de se soumettre. »

 

— Intéressant, ai-je dit. Mais, la religion, ça ne me passionne pas vraiment. »

On était assis face à face. Elle a hoché la tête.

Et comme je voulais l'agacer un peu j'ai dit :

 « D’ailleurs, je ne me souviens plus de ce que j'étais dans ma dernière incarnation, mais maintenant je suis joueur de tennis et j'ai l'intention d'aller loin. » 

Elle s'est tue pendant un moment, puis elle a dit: « C'était une remarque assez débile. 

— C'est vrai, ai-je dit. Je ferais mieux de ne pas parler de religion: je suis définitivement athée. 

— En fait, ça n'a rien à voir. Prends les hindous, par exemple: ils n'ont pas de croyance particulière. Peu importe      que l'on croie en un dieu ou en plusieurs. On peut même être athée.

- Drôle de religion. Je veux dire, une religion pour athées - ça ne va vraiment pas du tout ensemble. »

Elle a secoué la tête. « Même les athées ont droit à l’éternité », m'a-t-elle dit, là, dans le train. Elle était appuyée contre la fenêtre, les genoux remontés sous le menton, et cet étrange rire qu’a j'avais déjà entendu avant, dans la voiture, est alors revenu. Ce rire très sombre. Marron foncé, infiniment léger. Je ne sais pas pour quelle raison, mais ça m'a fait penser à Tiffany. Tiffany aussi a les yeux marrons. Mais elle a les yeux marron clair et Karen a les yeux marron foncé, parfois presque noirs. Et elle a la peau plutôt brune. Même là, pendant cette nuit de mars, dans la lumière grotesque des néons qui rendrait n'importe qui moche, livide et boutonneux, même là, elle avait la peau brune.

 « Ce n'est pas si facile à comprendre, a-t-elle dit. Il faut vraiment le vouloir. Et on ne le veut vraiment que lorsqu'on en a besoin. On est tous les deux trop jeunes pour ça.

— À nous deux, on a quand même trente-quatre ans, ai-je dit. C'est déjà super vieux.

— Je vais te raconter une histoire », a dit Karen et elle m'a raconté l'histoire d'un moine qui, un jour, quelque part en Asie, était assis au bord d'un fleuve pour méditer, quand il vit venir à lui un jeune homme qui s'agenouilla et dit:

« Maître, je veux devenir ton élève. »

Et le maitre demanda: « Pourquoi ?

— Parce que je veux trouver Dieu. »

 

Le moine bondit, saisit le jeune homme à la nuque, le traîna jusqu'au fleuve et lui maintint longtemps la tête sous l'eau. Puis il relâcha le jeune homme et le tira hors du Fleuve. Le jeune homme toussa et cracha toute l'eau qu'il avait avalée. Il avait bien pensé se noyer.

 Quand le jeune homme eut repris ses esprits, le moine lui dit:

 « Qu’as-tu désiré le plus tandis que je te maintenais sous l'eau?

— De l'air, dit le jeune homme.

— Bien, dit le moine. Retourne d'où tu viens, et reviens quand tu désireras Dieu autant que tu désirais l'air, il y a un instant. »

 

Je la trouve plutôt bien, cette histoire. Étonnante. Enfin, elle me parait plutôt convaincante. Quelle chance, ai-je pensé, que Christopher ait voulu retourner à la soirée. S'il était rentré avec nous, Karen n'aurait jamais raconté cette histoire. Il n'y a aucun doute là-dessus.

On est descendus à l'arrêt Marienplatz et on a pris un autre métro pour rejoindre notre quartier. À la sortie de la station, quand on est arrivés dans la rue, l'air était encore doux pour une nuit de mars. Deux rues plus loin, on s'était arrêtés devant la vitrine d'une animalerie pour regarder les poissons d'aquarium, quand cinq skinheads ont surgi par la gauche et se sont avancés vers nous. Ils étaient plutôt silencieux et apathiques, mais a quand ils nous ont vus il y a eu comme un déclic chez ces hommes de Neandertal.

 

 

Günter Ohnerus, je suis le tigre sur tes épaules, traduit de l'allemand par Isabelle Liber.

 Aries, © Actes Sud, 2004, p. 19 à 22.

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