Il s’appelle Keven

Je suis jamais allée chez eux. Évidemment il fallait que leur maison soit parfaite. À peine arrivée dans le driveway assez grand pour quatre chars, je sens déjà leur ostie de bonheur à plein nez. Pas que je sois jalouse ni rien. Je suis vraiment contente pour eux autres, mais me semble que quand t'en fais tant que ça pour montrer comment que ta vie est hot, elle l'est pas pour vrai. Tout le monde répète qu'ils l'ont pas eue facile, durant leurs traitements de fertilité qui ont pas marché. Ça leur a coûté un bras pis l'autre, il paraît. Moi, si j'avais eu de la misère a en avoir, des enfants, j'aurais pas eu l'argent pour m'en faire faire, pas plus que je peux avoir la grosse cabane avec le plus gros terrain de la rue, les deux chars pis le chalet dans le Nord. Mais bon, j'ai mes deux filles pis mon gars en santé, c'est ça l'important. Y a pas de raison que ce soit toujours les mêmes qui aient toute.

Y a déjà au moins huit chars parqués devant chez eux. Pourtant j'avais prévu d'arriver pile à l’heure pour pas avoir à rester trop longtemps. Pas que j’ai pas le goût de fêter, mais j’ai du ménage à faire chez nous, on est samedi. Déjà que j’ai dû envoyer Martin faire l’épicerie alors qu’il haït ça pis qu’il sait jamais quoi acheter... J’ai beau lui faire une liste, c'est plus fort que lui, il prend jamais la bonne affaire. C'est comme je dis toujours en niaisant : une chance qu'il est fini!

Nathalie m'avait dit de les amener, lui pis les enfants, que ça allait être une épluchette « à la bonne franquette », mais j'ai préféré venir toute seule. J'ai pas dit ça, évidemment. Au début, i'ai prétexté qu'il est pas sociable, mais j'avais oublié que mon chum pis le sien s'étaient rencontrés au party de Noël de la job pis qu'ils avaient eu du plaisir ensemble. Les gars, tu les mets dans la même pièce, ils vont toujours trouver de quoi à se dire. Pas comme nous autres. Nous autres, on a plus de jugement et de retenue. On a des filtres.

Anyway, toi t'aimes tout le monde, que je réponds tout le temps à Martin quand il me reproche de parler en mal des gens. Toi t'aimes personne, fait que ça compense.

C'est pas vrai que j'aime personne. J'aime juste pas ceux qui essaient de péter plus haut que le trou pis qui se pensent meilleurs que les autres. Le pire, c'est ceux qui font ça par en arrière. Ils ont l'air fins comme ça, vite de même, mais quand ils peuvent te flasher leur argent ou leur grosse vie dans ta face, ils s'en privent pas. Comme Nathalie pis son chum.

Surtout elle.

Toutes les filles à la job étaient contentes de se faire inviter au shower. Jackie, Marie-Michèle, Monique... Elles se pâmaient comme quoi elle était donc fine de nous inclure, qu'elle avait su rester simple pis toute. Mais moi je les connais, ce monde-là : t'es leur amie jusqu'à tant qu'ils te rabaissent pour se remonter.

Pis on peut pas m'enlever de l'idée que c'est pas vraiment un shower, anyway.

Fait que c'est ça. Ça me tentait pas d'y aller en famille, pis comme elle me croyait pas pour Martin, j'ai dit que les deux petits étaient malades. Là, je l'ai vue changer d'idée. Il aurait pas fallu que mes enfants pleins de microbes polluent son beau bébé tout propre.

J'ai hâte de voir si elle va être toujours aussi belle et aussi parfaite quand ça va faire une couple de mois en ligne qu'elle dort pas.

Anyway.

C'est tellement grand chez elle qu'on dirait que c'est deux maisons collées ensemble. Deux maisons normales, mettons. Trois ou quatre fois la nôtre. C'est pas avec des salaires de cuisinier pis de caissière que tu t'offres le gros luxe, comme quand t'es propriétaire de la chaîne d'épiceries héritée de ton père. Là, tu peux te payer la traite. Son père, monsieur Moisan, lui, il avait su rester simple. Il venait toujours travailler avec son vieux pick-up du début, dans le temps qu'il avait juste le magasin de Saint-Hubert. Il avait toujours un mot gentil, pis il prenait des nouvelles de la famille chaque fois qu'il nous croisait. Il m'appelait Nancy au lieu de Linda, ça me faisait rire. Il était dur, mais juste. Tu savais à quoi t'en tenir. Nathalie, elle a beau savoir mon prénom, ceux de mes enfants pis de mon mari, je suis sûre qu'elle est du genre à te faire des affaires dans le dos. Avec toutes ses idées de changement et de modernisation, un matin on va arriver à la job pis on se sera toutes fait remplacer par des robots, pis y en aura juste une qui va l'avoir vu venir, c'est moi.

J'aurais aimé ça que monsieur Moisan ait un garçon, à la place. Je suis pour l'égalité, pis toute, mais quand même... un boss, c'est toujours mieux quand c'est un homme. C'est plus facile, ils savent mieux faire. Surtout que là, avec son congé de maternité, à la Nathalie, on sait pas trop qui c'est qui va s'occuper des magasins. On la verra plus retontir toute arrangée pour nous dire comment faire notre job avec ses idées de grandeur, mais pareil. J'aime ça quand c'est stable, moi.

Mais bon, je suis contente pour elle.

Je pensais que le monde allait être dans la cour pour éplucher, mais non, je sais pas pourquoi, quand j'arrive, ils sont après prendre l'apéritif en dedans. Peut-être parce que son dehors est pas assez beau pour nous écœurer comme faut. Mais faut dire que son intérieur est comme je me l'imaginais : c'est un catalogue. T'oserais même pas éternuer de peur de briser de quoi.

J'ai donné un dix pour le cadeau collectif, évidemment. J'ai signé la carte. Les filles sont toutes arrivées, les gars de l'entrepôt, de la boucherie et de la boulangerie aussi, bien cordés dans le salon, aussi à l'aise que s'ils avaient un concombre dans le cul. Les Moisan sont pas là, par exemple. Je me disais bien qu'elle allait pas nous mélanger. Nous autres, employés, c'est toujours mieux de nous garder dans nos compartiments. Faudrait pas qu'on lui fasse honte devant les relations de son chum oubedon ses amis de golf.

 — Il est tellement beau, Nathalie! qu'elle répète, Jackie.
 — Vous devez être tellement contents! ajoute Monique.
 — Tu vas voir, y a rien de plus beau que ça, avoir un enfant, dit Marie-Michèle.

Le bébé voyage de bras en bras pour se rendre jusqu'à moi. C'est vrai qu'il est cute. Il leur ressemble pas pantoute, ni à elle ni à son chum, par exemple. Ça fait du sens. Faut que je dise de quoi, moi avec. Je me demande comment il se serait appelé, dans son autre vie. Si j'avais eu un autre garçon, ce serait Keven, alors je décide dans ma tête que c'est ça, son vrai nom. Mes enfants sont pas plusmalheureux parce qu'ils ont pas les derniers cossins à la mode, qu'ils vont pas dans une école privée ou qu'on peut pas leur payer des vacances sur le bord de la mer. Je les aime, pis ils sont à moi. Personne pourra jamais me voler ça. Même si j'ai pas un ostie de manoir à Saint-Bruno comme Nathalie, même si mon père à moi a passé sa vie à l'usine pis qu'il nous a rien laissé d'autre que des claques sur la gueule, et que j'ai pas de diplôme... j'ai été capable de faire mes enfants. C'est ces trois petites affaires là que j'ai faites de bien, dans ma vie.

« Vous allez faire quoi, si sa mère veut le reprendre? »

Quand je demande ça, on peut dire que ça lance un frette. Plus personne parle. Y a Steve, de la boucherie, qui tousse en regardant ses souliers. Je le vois juste du coin de l'œil, parce que je lâche Pas Nathalie. Elle a les yeux pleins d'eau. C'est ça que ça fait, quand on ramène une princesse sur terre en lui disant qu'elle peut pas toute avoir. Ça la frustre, pis elle braille. Son chum arrive derrière elle pour lui flatter le dos. Elle a toujours pas répondu. Fait que j'insiste :

« Elle a pas un mois pour changer d'avis? »

Jackie me dit que c'est correct, pour me la fermer, et Monique pose sa main sur la cuisse de la boss. Comme si c'était sa chum, comme si ça se faisait. C'est pas sur la cuisse de monsieur Moisan que t'aurais pu poser ta main, c'est moi qui te le dis. « Vous inquiétez pas, Nathalie, elle changera pas d'avis, c'est sûr. C'est votre garçon.»

Le bébé s'est endormi contre moi. Je suis bonne avec les enfants, il a dû le sentir. Quand mon garçon faisait des coliques, y avait juste moi qui pouvais le calmer. Ça s'invente pas, un lien de même. Ça se crée pas. Tu nais avec. Pauvre petit bébé.

Nathalie a toujours rien répondu. Elle est sur le bout de son fauteuil à mille piasses comme si elle était sur le bord de partir à la course. Tout le monde essaie de trouver de quoi pour changer de conversation, mais c'est une vraie question que j'avais. Ça me prend uneréponse. Comme quand elle nous a offert un camp de jour, aux enfants des employés, l'été passé, pis qu'il a fallu que je dise oui parce que tout le monde trouvait donc ça merveilleux, pis la trouvait donc généreuse. Comme si ça leur faisait rien de se faire mettre dans la face qu'ils pouvaient pas offrir des affaires à leurs enfants, par une princesse qui a rien vécu pis qui se pense meilleure qu'eux autres. Moi, J'avais un problème avec ça. Mais y a fallu que le me ferme la gueule. On les fait tout le temps taire, les gens qui dénoncent. C'est de même partout, depuis tout le temps.

Anyway.

Tu penses qu'elle a pas attendu que je lui réponde, quand elle m'a demandé, l'été passé, si Jessica, Eve-Lyne pis Steven avaient passé du bon temps au camp, avec son ostie de sourire Pepsodent? Il a fallu que je lui réponde, moi. Il a fallu que je lui dise oui, qu'ils avaient eu le fun de leur vie, qu'ils voulaient y retourner l'an prochain, pis que je la remerciais de son ostie de charité.

Fait que là, je veux. Une réponse. À ma crisse de question.

« Si elle le récupère, sa vraie mère, allez-vous pouvoir en avoir un autre? »

Je reçois les regards de mes collègues. Il faut que tout le monde comprenne que c'est pas de la maladresse. Je veux vraiment savoir. Je suis pas méchante. Le chum de Nathalie s'approche de moi. Je pense qu'il va m'en crisser une, mais non. Il veut juste récupérer le bébé et me dire qu'il va me raccompagner à la porte. Et merci d'être venue. J'ai à peine fait trois pas vers la sortie que tout le monde se met à chuchoter. C'est pas grave. Je sais bien de quel bord ils sont.

« Je suis contente pour vous, c'est un beau petit, que je dis à son chum en remettant ma veste. Il va certainement être mieux chez vous qu'avec ses vrais parents. »

La porte claque derrière moi.

Avant de partir, j’ai pris un des petits sachets de bonbons placés à l'entrée pour les invités. Un mini toutou tient l'étiquette du sac. Dessus, Nathalie a écrit à la main « Adrien ». Toute seule dans mon auto, je les imagine bavasser dans mon dos après que je suis partie. Nathalie, son chum, dans leur grande maison, avec les employés qui se font croire qu'ils forment une grande famille. Qu'ils ont de la valeur. P'têt' même qu'ils rient de moi, qu'ils rassurent leur boss en disant que je suis pas fine.

Ils peuvent bien. Qu'ils profitent, je m'en sacre pas mal.

Qu'elle savoure sa vie parfaite avec tout ce qu'elle a de plus que nous autres, avec son bébé commandé qu'elle a même pas été capable de fabriquer. Adrien. Tu parles d'un nom qui fitte avec elle !

Il s'appelle Keven. Moi, je le sais.

Un jour, il va le savoir lui avec. Pis ce jour-là, ma belle Nathalie, ta grosse maison, ton chalet, tes deux autos, tes diplômes, tes fesses pas de gras pis ta chaîne de magasins, tout ça, ça vaudra plus rien.

Mais d'ici là, vraiment, je suis contente pour toi.

© Autour d’elle (2016), Sophie Bienvenu (p.47 à p.54)

Previous
Previous

T’as bien fait ça

Next
Next

Structures