T’as bien fait ça
Montréal, le 3 août 1997
Chère maman,
Ça fait longtemps que je t'ai pas écrit, j'espère que t'étais pas inquiète. Ça sonne un peu dramatique, dit de même, mais cette malle-là, ça devrait être la dernière que je t'envoie.
En ce moment, mes shifts à l'hôpital finissent juste pas, je fais rien que travailler, dormir, travailler, dormir, et recommencer encore et encore.
J'essaie de bien me nourrir, mais j'ai de la misère a trouver le temps de me faire à manger. Je manque d'énergie des fois. C'est peut-être mon niveau de fer qui est trop bas ou une affaire de même, mais je m'inquiète pas trop. J'ai confiance que tu m'avertirais, si j'étais menacé par une maladie héréditaire.
Je savais que Montréal serait différent de Gaspé, mais pas à ce point-là. Ça arrête juste pas.
Y a rien qui arrête jamais. Je parle pas juste du travail, mais de la vie en général. Ici, les gens ont jamais le temps de rien, on dirait. L'autre jour, comme je te disais dans une autre lettre, j'ai fait connaissance avec mon nouveau voisin, un Français. Il disait qu'il aimait ça, ici, parce que tout est cool et que les gens sont pas stressés. Je sais pas comment c'est amanché chez eux, mais ça doit pas être beau. Tu sais que je ramasse mon argent pour partir visiter la France. Ben là, ça m'enlève le goût. Depuis que 'ai discuté avec Thiery (il s'appelle Thierry, le voisin) j'imagine Paris comme un soir du 24 juin, à l'urgence, quand je cours comme une poule pas de tête, à essayer d'éteindre mille feux en même temps en me faisant crier après de tous les bords. Tu parles d'une Ville lumière, toi. Je pense que je vais me payer la traite dans le Sud, à la place, avec mes sous. On va voir. Comme je suis un des derniers arrivés à l'hôpital, à cause de mon pas d'ancienneté, c'est difficile d'avoir des congés à des dates qui ont de l'allure. Mais je vais pas me plaindre parce qu'à cause des départs à la retraite, j'ai toujours bien eu la job avant de sortir de l'école. Fait que même si je dois enligner deux shifts d'affilée, comme hier, c'est pas si pire, je gage.
Des fois je me dis pareil que j'aurais jamais dû partir. Mais il fallait, maman, tsé ben.
Le plus toffe, c'est que je m'ennuie de la mer.
Quand j'étais petit, j'allais souvent sur la grève en avant de chez nous, je voyais rien d'autre que les moutons sur l'eau à perte de vue, le fracas du vent me noyait les oreilles et j'entendais même plus les autos passer en arrière de moi sur le boulevard Renard. Devant l'horizon, l'odeur du large plein les narines, je me sentais tout petit, et à la fois tout-puissant. J'ai jamais été capable de l'expliquer. J'avais l'impression de grandir à chaque respir d'air salé que je prenais, de gagner en force.
Et en même temps, si je criais, ça se rendait nulle part, la mer m'enterrait. C'est niaiseux, han? Ici, si je crie, ça se rend partout, mais ça sert pas plus à grand-chose. Ici, parmi le monde, je suis personne. J'ai beau essayer de me rendre utile...
Mais ça va. Inquiète-toi pas.
Je vais bien finir par trouver un endroit dans ma tête où c'est chez moi.
Je suis pas sûr que t'aimes ça quand je te raconte des histoires d'hôpital, mais hier, y a une petite fille qui est arrivée toute seule pour accoucher, je te dis une petite fille... elle avait seize ans.
C'est rendu que je fais comme les vieux, je prends les plus jeunes pour des enfants.
On est encore une enfant, à seize ans, tu penses, maman ?
Des fois je me dis qu'à force de vieillir plus vite que le monde, je vais finir par te rattraper. On dirait pas que j'ai juste vingt-cinq ans, et en même temps c'est comme si c'était hier que je becquais mes bobos aux genoux après une chire en bicycle.
/
Enfin c'est comme on dit toujours... la vie, han?
Fait que la petite, hier, elle est arrivée toute seule. Y avait beaucoup de monde et c'était moi qui étais au triage pendant que Thérèse était partie à sa pause diner. Je lui ai demandé pourquoi elle était là (à la petite, pas à Thérèse) et elle m'a répondu : « Je crois que j'accouche. » Tu m'aurais vu la face! Elle était pas tant grosse, alors j'ai pensé qu'elle me faisait une joke, mais elle s'est mise à avoir une contraction et j'ai bien vu que c'était pas des menteries, son affaire. J'ai appelé pour qu'on vienne la chercher en fauteuil roulant, je lui ai demandé : « Qui est avec toi ?» et elle a dit : « Personne. »
Si je te raconte ça, c'est parce que... ben, tu sais pourquoi je te raconte ça. Mais aussi parce que je viens de te dire que j'essaie de me rendre utile et que, la plupart du temps, c'est comme si je m'essuyais le derrière avec une clarinette.
On ramanche les mêmes robineux chaque vendredi soir. On met des pansements, on donne des médicaments, on empile le monde sur des civières, on fait des massages cardiaques, et la plupart s'en sortent, mais il arrête pas d'en arriver et ça s'arrêtera jamais. Comme une écluse passée date qu'on essaie de rafistoler en espérant qu'on sera en congé le jour où elle va céder pour vrai. Je m'épivarde encore, tu sais comment je suis.
J'ai dit à la petite qu'on allait bien s'occuper d'elle. D'autres préposés sont arrivés avec la chaise et ils l'ont roulée jusque dans un corridor en attendant qu'elle soit prise en charge par une infirmière en obstétrique, parce que les accouchements, c'est pas nous. Je vais pas t'expliquer en détail toute la poutine administrative. Va pas raconter ça à TVA, ça pourrait me faire des histoires, mais le problème, c'est que je pense qu'ils l'ont oubliée là.
Mon double shift finissait quand Thérèse est revenue de manger, j'ai pris ça pour un signe.
J'ai retrouvé la petite là où ils l'avaient laissée. J'ai cherché quelqu'un pour venir s'en occuper, parce que je voyais bien que ça s'en venait, mais je me suis fait dire par deux préposées plus anciennes qu'un premier bébé, ça arrive pas de même, et qu'elle avait encore au moins une heure ou deux de contractions pour être rendue assez dilatée.
J'avais pas assez d'expérience pour juger. Elles ont dit : « Rentre chez toi, on va s'en occuper », avec un ton comme si elles se pensaient mieux que moi. C'est vrai que j'ai pas tant d'ancienneté ni rien, je suis pas spécialisé en accouchement, mais si une infirmière avait pris le temps de l'ausculter, ils auraient bien vu que je disais pas des niaiseries. Encore une fois, raconte pas ça aux nouvelles, je veux pas parler contre l'hôpital.
C'est pas la mafia, mais tsé... on sait jamais. Fait que j'ai trouvé une civière libre dans un couloir, je l'ai fait s'allonger dessus et je l'ai roulée un peu en retrait dans un corridor qu'on utilise plus depuis que l'aile H est en rénovation. J'ai pris sa main, on a respiré ensemble... je lui ai demandé plusieurs fois si elle voulait pas qu'on appelle sa mère, son père... quelqu'un. Elle faisait juste hocher que non. Ç'a vraiment pas pris longtemps que j'ai vu la tête. J'appelais, j'appelais pour qu'on vienne nous aider et, finalement, j'ai été entendu. Deux infirmières en obstétrique ont retonti avec leur kit d'accouchement et l'Isolette de bébé et m'ont tassé de là en me disant qu'elles s'en occupaient maintenant parce qu'il était trop tard pour l'amener en salle d'accouchement. Elles étaient pas fières, les autres qui m'avaient dit qu'elle allait être correcte, c'est moi qui te le dis. La petite a tendu sa main pour que je la reprenne. Elle m'a jamais parlé, elle répondait juste à ce qu'on lui demandait en hochant oui ou non. J'ai jamais entendu sa voix, juste ses cris quand elle avait trop mal. Ses pleurs aussi, mais elle pleurait pas juste de douleur. De douleur physique, je veux dire.
Quand son bébé est arrivé, elle a regardé le mur, de l'autre bord de moi. Elle avait l'air de chercher la sortie. Une des infirmières a dit : « Un beau petit garçon ! » et elle l'a déposé sur le ventre de sa mère qui a tourné la tête comme pour pas le voir. L'autre a compris que quelque chose tournait pas rond : elle a repris le bébé en lui frictionnant le dos avec une serviette pour le faire pleurer. La première a demandé à la maman si elle voulait couper le cordon, sans réponse. Les deux se sont fait un drôle d'air (ça se voyait qu'elles étaient tristes pour la petite) puis celle qui le tenait a mis le bébé dans l'Isolette et elle est partie avec à la pouponnière. L'autre infirmière est restée :
« Tu vas être transférée en salle d'accouchement pour la suite, ma belle, qu'elle lui a dit. On va bien s'occuper de toi et de ton bébé. »
Je te conte l'histoire comme si ça s'était passé en une seconde, mais ça a été long, il devait être cinq ou six heures du soir quand je suis sorti de l'hôpital. Pendant le temps que l'infirmière nous a laissés tous les deux, la petite enlignait le mur et on aurait dit qu'elle s'était fait écraser par un genre de grosse roche invisible. Je vais pas te dire que ça me faisait rien. Je le ressentais, le poids. Je venais de prendre un coup, je me débattais, mais par en dedans. Arrête de penser à toi, je me suis dit.
La petite a besoin. C'était bien beau, mais je savais pas trop quoi faire. Il fallait que ma collègue l'amène pour les procédures post-accouchement.
Elle m'a fait signe qu'elle nous laissait quelques minutes, mais pas plus. Je voyais juste l'arrière de la tête de la petite, ses cheveux tout collés par la sueur sur son crâne. « T'as bien fait ça. »
J'osais plus lui prendre la main, alors que je l'avais serrée pendant tout l'accouchement. Elle était loin. Elle était arrivée seule à l'hôpital et c'est comme si je l'avais accompagnée jusqu'où je pouvais; mais que là, elle était rendue à un endroit où je pouvais pas aller avec elle. Ni moi ni personne.
Elle avait du sang partout sur elle. J'avais envie de lui parler de plein d'affaires, mais y avait rien qui sortait. Je pensais à toi, tu te doutes bien.
T'avais son âge quand tu m'as eu, t'étais petite comme elle.
Y a vingt-cinq ans de ça.
Ça fait depuis tout ce temps-là que je me demande pourquoi. Y a un vide que j'arriverai jamais à combler. Le sentiment d'être personne et tout le monde à la fois. Tu peux pas savoir ce que ça fait, de ne pas être voulu. D'être jeté, à peine au monde. Remis à l'eau.
Dans ma lettre d'avant, à laquelle t'as pas répondu parce que je te l'ai pas envoyée non plus, je t'ai écrit que j'étais pas fâché. C'est pas vrai, maman. J'essayais de pas t'en vouloir. Parce que je t'aime.
Je me suis toujours demandé si tu m'aimais, toi. Si t'avais repris ta vie normalement, après m'avoir chié au monde, si t'avais pleuré, si tu m'avais donné un prénom dans ta tête, si tu nous avais imaginé une vie, avant de m'abandonner à la famille Roy. Je m'étais jamais fait à l'idée que j'aurais peut-être jamais de réponse.
C'est drôle, la petite, elle aurait pu arriver une heure avant, ou une heure après, à l'urgence, pis ça aurait été Thérèse qui l'aurait admise. J'aurais pas reçu le message, j'aurais pas vu le signe. La vie, han?
J'ai posé ma main sur sa tête (elle s'appelait
Florence) et je me suis levé pour rentrer à la maison. Elle s'est retournée vers moi, et après s'être essayée plusieurs fois à cause de la peine qui noyait sa gorge, elle m'a demandé:
« Il va être bien? »
Je lui ai répondu « oui », elle a retourné la tête vers le mur pour pleurer en silence, et moi, je suis reparti avec la réponse que j'ai toujours espérée.
Je ne t'écrirai plus, maman. Ce sera plus nécessaire. J'espère que tu vas bien et que tu as trouvé la paix.
Je t'embrasse.
Simon, ton fils qui t'aime.
© Autour d’elle (2016), Sophie Bienvenu (p.39 à p.46)