Un monstre
Maman?
J'en peux plus.
Ça faisait deux jours que Jeff était pas allé travailler pour rester avec nous, l'étais toujours ben pas pour lui demander de rester aujourd'hui encore. Fait que quand, à matin, il m'a demandé si j'étais correcte, l'ai dit : « Oui oui, inquiète-toi pas. Ça va mieux », et j'ai souri avec toutes mes dents. C'était comme si les coins de mes lèvres étaient attachés par des ficelles après mon cœur, tout mon intérieur s'est étiré, j'ai été surprise de ne pas avoir fait un son de violon mal accordé. En allant travailler, mon chum irait porter Théo à la garderie, ça me ferait ça de moins à faire, qu'il a dit. A moins que je préfère sortir? Est-ce que je préférais sortir? J'en avais aucune crisse d'idée, alors j'ai juste bougé la tête de droite à gauche.
Si j'avais essayé de parler, ma voix m'aurait trahie. J'avais des gémissements qui remontaient du fond de ma gorge, ce serait sorti comme un gargarisme. Je l'ai accompagné à la porte, je sais pas pourquoi j'ai fait ça, p'têt' que j'espérais qu'il m'amène avec lui. Je veux m'en aller je veux m'en aller je veux m'en aller, que ça répétait dans ma tête. Je savais pas qui c'était, ça pouvait pas être moi. Le bébé s'est mis à pleurer. Elle arrête juste jamais. Jeff a eu l'air désolé. « T'es sûre que tu veux pas que je reste? »
Les ficelles qui tenaient mon sourire allaient pas tarder à péter. Il fallait qu'ils s'en aillent, tout de suite. « Dis bye bye à maman. » Les yeux débordant de malice, les cheveux encore humides, mon fils m'a fait un signe de la main et m'a soufflé un bec en riant. Avant, j'aurais fondu : le portrait craché de son père. À ce point-ci, j'avais juste envie de refermer la porte au plus crisse pour aller hurler dans un oreiller.
J'ai montré la chambre du bébé du pouce. Fallait que j'y aille.
Elle a pleuré toute la matinée. J'ai tout essayé, sauf de la mettre sur le balcon, parce qu'il faisait déjà si chaud. J'ai mis mes écouteurs, mais ses cris passaient au travers et c'était pire. Je ne pouvais pas monter le son assez fort, jamais, pour l'oublier. Pourtant j'y mettais du mien.
« Would you light me up? / Really set me on fire / And be there when I'm burning out.»
J'ai pensé à la mettre à cuire sur le balcon, pour vrai. L'enfermer dans un tiroir. Ou dans le four.
À un moment donné, je braillais, moi aussi. J'ai crié. Après personne, puis après elle. « Pourquoi tu me détestes? » je lui ai demandé. « Pourquoi tu me fais ça? »
Moi non plus, je t'aime pas.
J'ai fait ma valise. La petite, celle pour les fins de semaine. Mais je prévoyais pas revenir.
Je voulais juste prendre le strict nécessaire pour survivre. J'avais besoin de rien, sauf de plus être là. Je voulais plus rien de cette vie-là. Sur notre commode, une photo de nous trois à la maternité, quand Théo est né. C'était qui, cette fille qui sourit comme une épaisse ? Fe veux m'en aller je veux m'en aller je veux m'en aller.
« C'est ça, pleure donc. Je m'en vais, t'auras plus à m'endurer. Tu iras mieux sans moi, anyway.
Vous serez tous mieux sans moi. »
Ma valise finie, j'ai enlevé ma bague de fiançailles et je l'ai déposée sur le meuble. Je voulais pas laisser de mot, parce que je savais pas quoi dire. Ça dit quoi, une mère qui abandonne sa famille? J'ai plus assez d'amour dans mon cœur pour vous et pour moi? Je veux mourir? Vous me rendez malade? Vous aimer me tue?
J'ai reçu un texto de Jeff comme j'allais passer la porte. Le bébé pleurait toujours, assis dans son siège que j'avais déposé sur le comptoir. Elle était rendue bleue tellement elle manquait d'air, mais y avait rien que je pouvais faire anyway.
« Tout va bien, les filles? Je t'aime, honey, je suis fier de toi. À ce soir. xxx » J'ai laissé la porte ouverte, ma valise sur le palier, et j'ai couru aux toilettes. J'ai pas réussi à me rendre, j'ai vomi à moitié sur mon chandail La Montréalaise et à moitié par terre. Je me suis adossée contre la baignoire et j'ai pleuré.
Je pensais pas qu'il me restait des larmes, ou même de l'énergie, mais je suis allée les puiser vraiment loin, il a fallu que je draine chaque cellule de mon corps. P'têt', je me suis dit, que je vais enfin crever la, que mes batteries vont tomber à plat et qu'on va me retrouver complètement vide, comme une peau d'ours sur le bord d'un foyer, coquille de femme sur fond de vomissures.Le bébé a arrêté de pleurer, j'ai eu peur qu'elle se soit étouffée. Pendant une seconde, je me suis dit que ça m'aurait peut-être soulagée. En pensant ça, Y a pas une particule de moi-même que j'ai pas haïe. Je suis allée checker si elle était correcte.
Mais elle s'était juste calmée, elle était vivante. «Je vous mérite pas », que je lui ai dit.
Ensuite, j'ai fermé la porte, j'ai défait ma valise, je l'ai rangée à sa place, j'ai remis ma bague de fiançailles et je suis allée nettoyer la salle de bain.
Mes seins se sont mis à faire mal, ce serait bientôt le moment de la nourrir, pourtant je venais de le faire. Encore un autre combat.
Pour mon fils, c'était différent, mais là, à chaque fois qu'elle s'accroche à moi pour boire, je le vis comme une agression. Comme si une sangsue me suçait tout ce qui me tenait encore debout. J'en avais pas parlé à Jeff. Comment tu peux avouer ça au père de tes enfants? Je pouvais à peine me le dire à moi-même. J'avais pas envie qu'il s'aperçoive que je suis un monstre. Qu'il sache.
— Ça se peut-tu, honey, que tu fasses une dépression post-partum? — Pourquoi tu dis ça? J'en ai pas fait avec
— Théo, pourquoi j'en ferais une avec elle?
— T'utilises jamais son prénom.
— Je suis juste fatiguée.
— OK, mon amour.
Après cette conversation, hier, ou le jour d'avant, j'avais eu le goût d'ouvrir la fenêtre et de sauter. Je pouvais déjà sentir mon corps tomber. Je serais restée suspendue un moment dans l'air, avant de toucher le sol et d'éclater comme une balloune pleine sur l'asphalte brûlant. Ou le toit d'un char. Mais c'est pas assez haut, chez nous. Je me serais juste fait plus mal. Jeff essaye de bien faire, mais plus il est fin, plus j'ai envie de lui crier de me laisser tranquille. Des bouttes, j’ai envie de lui faire mal. Comment il peut être assez épais pour pas voir qu'il a fait des enfants avec un monstre?
Le bébé a recommencé à pleurer. Elle dort jamais. On sait pas ce qu'elle a. Y a des bébés de même, à ce qui paraît. Y a rien à faire, ça va lui passer. C'est marqué dans les livres. C'est ce que disent les infirmières. On est censés être habitués, parce que c'est notre deuxième. On est genre des pros.
Je suis surtout la pro du sourire fake et de l'amour imité. Je me suis éteinte. J'ai quitté mon corps et je le regarde évoluer, anesthésiée. C'est ça qui m'a rendue folle.
J'ai remis mes écouteurs et je me suis assise au milieu du salon en me balançant sur moi-même comme une autiste. Mon visage était trempé, mais je ne le remarquais plus.
« Run from me, baby / You better run for your life / Each time I see you / I contemplate / What I love most of all. »
J'ai senti une présence derrière moi, mais j'ai pas sursauté. Je me suis retournée en espérant que ce soit une solution. Un gars d'une vingtaine d'années frappait à la porte, à moitié entré. J'avais dû oublier de la refermer. J'ai retiré mes écouteurs. Le bébé ne pleurait plus.
—Je cherche Florence Gaudreault... est-ce que c'est vous ? J'ai fait signe que non. Il est resté là, à me fixer.
Désemparé, je crois que c'est le mot. Je sais pas combien de temps on s'est observés l'un l'autre sans vraiment se voir. J'ai fini par réussir à sortir :
— Elle habite plus ici... ça fait... dix ans, presque. — Oh.
Il a baissé la tête et il a marmonné un « fuck ».
Il restait dans l'entrée, on aurait dit un personnage de jeu vidéo qui attend pendant que le gars en arrière de la manette est parti pisser. Je me suis extirpée du tapis du salon et de ma torpeur et je suis allée chercher mon téléphone, comme une automate. Fallait que je fasse quelque chose pour lui, avec mon restant de forces. Je sais pas pourquoi, c'était comme si l'aider allait me sauver moi avec. Enfin, je suis pas sûre, je pense à ça rétrospectivement. Si ça se trouve, je voulais juste qu'il décâlisse de mon perron pour pouvoir continuer à chercher un plan pour m'enfuir de ma vie. J'ai texté Jeff :
— T'as toujours le numéro de ton ex? — Florence? Pourquoi?
— Y a un gars qui la cherche.
— Un gars? Qui ça?
J'ai réalisé que j'avais pas posé la question.
— Je suis un ami de son fils, que le gars m'a répondu.
J'ai transféré l'information à Jeff, qui m'a répondu « WTF !?! » et qui m'a appelée aussitôt. Finalement, j'avais plus envie de dealer avec tout ça. Ça s'en venait trop compliqué. J'ai pas répondu, j'ai juste tendu mon iPhone au gars. Je les ai laissés régler ça entre eux et je suis allée me perdre dans le frigo sans avoir vraiment faim, juste pour avoir quelque chose à regarder. À ce moment-là, j'avais oublié que j'avais un bébé, une famille... qui j'étais. Je fixais un pot de humus et j'étais en paix. Vide, mais en paix. L'alarme du fridge sonnait pour m'avertir qu'il était ouvert depuis trop longtemps, mais je l'entendais de loin, comme quand on est sous l'eau. Le kid est entré dans la cuisine pour me rendre mon cell.
Il est resté là un moment, il m'a dit merci. Mal à l'aise devant mon absence de réponse, il m'a appelée : « Madame? ... madame... allo? » Il a toussé, il s'est approché de moi, a mis sa main sur mon épaule en refermant la porte du frigo. Après m'avoir amenée sur le divan, il m'a demandé si j'allais bien et s'il y avait quelqu'un que je pouvais appeler. Je savais pas.
J'ai refait surface et j'ai secoué la tête. Je savais pas combien de temps l'accalmie allait durer, alors je me suis levée d'un bond pour aller changer la couche du bébé, la nourrir. Le kid a eu l'air surpris de me voir revenir à la vie, mais il m'a remerciée et il s'est dirigé vers la sortie. Je lui ai souri, d'un vrai sourire, pas celui qui tiraille les cicatrices.
« Vous avez besoin d'aide, je crois. C'est courageux de demander. » J'ai refermé la porte.
Je suis allée nourrir le bébé et je l'ai changé.
Elle s'est remise à pleurer, évidemment. J'ai regardé les passants dans la rue et je me suis imaginé qui je pourrais être d'autre, ailleurs.
— Maman? J'en peux plus.
Je m'attendais bien à ce qu'elle m'encourage, mais je devais sonner plus désespérée que je pensais. J'avais peut-être plus assez d'énergie pour me cacher. Après ça, je sais plus trop. Peut-être que je pleurais. Ma mère devait surtout entendre le bébé hurler mon échec, en arrière de moi. Elle a certainement eu peur.
— J'arrive, qu'elle a dit.
Je suis retournée m'asseoir sur le tapis du salon. J'avais besoin d'aide. Ma tête tournait au rythme des cris du bébé. Je me suis tout à coup souvenue de son prénom. C'est un beau prénom,
Zoé.
Zoé pleure.
Maman arrive.
© Autour d’elle (2016), Sophie Bienvenu (p.162 à p.169)